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09 octobre 2019

Le bijou contemporain en questions

Peu reconnu en France, le bijou contemporain a pourtant déjà une longue histoire derrière lui.

 

 

1- Y a-t-il une définition du bijou contemporain ?

Ce que l’on nomme bijou contemporain, d’avant-garde, d’auteur ou conceptuel est un bijou fait pour remettre en question et provoquer. Une sorte de manifeste. « Dans les années 60, Gijs Bakker fait des bijoux hypertrophiés en aluminium et en acier pour dézinguer ceux qui sont trop traditionnels et trop précieux. Il veut être dans la modernité, explique le spécialiste Benjamin Lignel. Catégoriser le bijou contemporain ne me semble plus nécessaire car les plus jeunes ignorent cette problématique ou ne s’en préoccupent guère. »

 

2- Le bijou contemporain, « l’anti-bijou » ?

Beauté des formes et valeur des matériaux ne sont ni ses priorités ni ses registres : le bijou contemporain revendique l’influence de l’art, de la philosophie, des problématiques sociétales. Avec du banal métal, des poils de pinceau de maquillage, des pots de yaourt ou encore des insectes, il expérimente. Il cherche les limites, il s’aventure vers le dérangeant, le repoussant voire l’abject. Il s’agit d’une pièce unique réalisée à la main vendue non pas dans des boutiques classiques mais dans des galeries dédiées : à Paris à la galerie Mazlo (curated par Céline Robin) ou dans celle d’Elsa Vanier, à Amsterdam dans celle de Paul Derrez ou encore à la galerie Funaki de Melbourne.

 

2- Qui est le père du bijou contemporain ?

Beaucoup en attribuent la paternité à Calder qui, avec son fil de fer, cherchait déjà à faire autre chose. Plus surprenant, la spécialiste Michèle Heuzé et Karine Lacquemant attachée de conservation au Musée des Arts Décoratifs se réfèrent à René Lalique : « il est le premier à affirmer un sens plus qu’une esthétique comme le montre le collier Noisettes, estime Michèle Heuzé. Il exploite les effets lumineux des matériaux. Grâce à des excroissances de verre pas très belles représentant le ciel et un émail râpeux, ce bijou traduit une impression personnelle, celle de René Lalique qui part se promener, la nuit, dans la campagne. » Son ami Montesquiou opposait d’ailleurs ces bijoux aux bijoux stupides !

 

3- Quels sont les stars du bijou contemporain ?

Ceux qui, dans les années 60-70 (période de contestation dans tous les domaines), réalisent des bijoux avec des matériaux « pauvres », des formes extravagantes et des volumes démesurés. Karine Lacquemant cite immédiatement « la danoise Torun avec ses bijoux organiques s’adaptant au corps. En France, Henri Gargat et Gilles Jonemann sont référents.» Ils défendent l’ardoise, le plastique, les éclats de vaisselle en porcelaine et même les écailles de poisson. Pendant ce temps, aux Pays-Bas, Gijs Bakker et sa femme Emmy van Leersum zèbrent le visage de fils de métal et réalisent des colliers gigantesques en aluminium présentés sur des mannequins dans une ambiance futuriste. Du jamais vu.

 

4- La fin de la rébellion ?

Dans la continuité, les années 80 ont été riches en bijoux-manifestes. Parmi les exemples marquants, on trouve le bracelet « L’or rend aveugle » en caoutchouc renfermant une boule de métal précieux d’Otto Kunzli et ceux de Gijs Bakker. Au fil du temps, le bijou contemporain a évolué, il a mûri. Aujourd’hui il ne peut plus se résumer à des démonstrations simplificatrices et des provocations dépassées. Le voilà confronté à la même problématique que l’art contemporain : il a une fin en soi. Il a sa propre histoire qui n’est pas perçue, pas connue et qui doit donc maintenant être écrite. Ce à quoi Monica Brugger, figure incontournable du bijou contemporain (qu’elle enseigne à Limoges), est sur le point de s’atteler.

 

5- Aujourd’hui, quels noms sont les noms à connaître ?

Ils n’ont jamais été aussi nombreux. La Suisse Sophie Hanargath avec des leitmotivs comme l’humour, le désir, le corps, le surréalisme : l’un des bijoux les plus emblématiques est le collier-écharpe figurant des testicules tombant au niveau de l’aisne. Noon Passama pour ses têtes mi-homme-mi-animal en fourrure et son travail autour de la chaîne. Isabelle Busnel pour ses pièces de joaillerie (broches-camées, colliers de perles…) revisités en silicone blanche. Le vietnamien Sam Tho Duong pour son recyclage de pots de yaourts en gigantesques colliers évoquant les collerettes de la fin du Moyen-Age. Mariko Kusomoto pour ses bijoux translucides combinant une technique de pliage japonaise et des textiles.

 

5- Qui sont les Français ?

La France est loin d’être un vivier comme c’est le cas dans les pays d’Europe du Nord, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. « Ici, la liste des tares dont on accable ce bijou est longue, déplore Elsa Vanier. La France qui a inventé la haute joaillerie ne le juge pas assez précieux, trop extravagant, importable. Et le monde de l’art ne retient que le mot bijou et le fait qu’il soit destiné à être porté. » Inféodée aux marques de luxe, la France ne lui a, jusqu’à présent, laissé que peu de place. Heureusement, des événements comme les Jewellery Weeks de Munich ou d’Athènes ainsi que le web et les réseaux sociaux lui permettent de sortir de l’ombre. « Des gens curieux qui s’y intéressent peuvent désormais s’exprimer librement « , termine Céline Robin. Visible comme jamais, le bijou contemporain voit s’ouvrir une nouvelle page de son histoire.

 

Image en bannière : Mariko Kusomoto

 

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