Business

27 mai 2024

Voyage autour de l’établi : la cheville

Avez-vous déjà mesuré l’importance de la cheville, cette petite surface de bois taillée en biseau et fixée à l’avant du large établi du joaillier ? Elle est phénoménale.

Par Sandrine Merle.

 

 

Sorte de micro établi solidement fixé sur l’établi, la cheville taillée dans du hêtre massif, est l’outil indispensable à l’artisan et plus particulièrement au joaillier. Taillée en biseau, elle lui permet de caler sa pièce à scier, à limer, à percer bien droite et de la tourner dans tous les sens. Tout en étant à l’abri des dérapages, des tremblements ou des vibrations qui provoqueraient la cassure de la scie. Sa hantise car celles qu’il utilise sont extrêmement fines et peuvent vite le blesser sérieusement.

 

L’empreinte de l’artisan

« La cheville est un outil extrêmement personnel, m’explique Philippe un artisan de l’atelier Arthus-Bertrand. Un peu comme une paire de souliers, elle ne se prête pas et ne s’échange pas car elle se fait au fur et à mesure du temps aux gestes, aux habitudes de travail, à la main ou au type de pièce réalisée. » L’artisan a ses marques, il sait où s’appuyer pour donner le meilleur de lui-même. Donc il n’en existe pas deux identiques dans le monde ! D’autant que selon les pays, sa forme peut varier. En cas de changement d’établi, le joaillier est prêt à abandonner ses scies, ses échoppes mais jamais sa cheville. Et en changer une fois qu’elle est usée, entre 5 et 10 fois dans une carrière, c’est une sacrée épreuve.

 

La cheville, un sujet de conversation inépuisable

Qu’est-ce que cet outil suscite comme échanges, discussions et propositions sur internet, dans les forums spécialisés ! Le moindre détail a son importance. Tout y passe, des noms des fournisseurs au placement d’un chanfrein sur le côté en passant par la nature du bois, l’épaisseur idéale ou la façon de la positionner. L’épaisseur idéale serait de 2 cm avec la partie la plus fine à l’avant pour que l’artisan puisse aussi placer facilement ses mains en dessous. Doit-on la fixer du côté plat ou biseauté ? Plat selon la majorité des joailliers français car on travaille mieux à angle droit mais il y a débat dans les forums. « Cela permet également de poser des éléments d’un bijou en cours de réalisation, sans qu’ils roulent, glissent ou tombent », m’explique un artisan parisien. Car même si le tablier en peau de vache est là, juste en dessous pour récupérer la limaille, une émeraude peut facilement s’égriser au contact du métal.

 

Longueur et encoche, deux éléments essentiels

Faut-il garder la cheville telle qu’on l’achète ou la réduire de quelques centimètres ? La réponse dépend de chacun, l’essentiel est de trouver la bonne position, la bonne distance entre elle et les yeux. « Cette distance doit cependant être relativement faible pour que le travail occupe la totalité de son champ de vision et maximiser l’efficacité du moindre geste tout en observant la progression du travail », explique sur un forum le joaillier Michel Zim (Québec). Si elle est trop importante, il risque de manquer de précision. Quant à l’encoche, positionnée plus ou moins à droite ou à gauche, elle prend la forme d’un V (pas trop ouvert) et parfois d’un U. « Cette dernière étant privilégiée par le sertisseur qui, lui, fait rouler le manche sur lequel est fixé son ouvrage grâce à de la gomme laque », précise Olivier Baroin qui a officié plusieurs dizaines d’années à la cheville, selon l’expression consacrée.

 

La valeur de l’usure

Neuve, il faut bien reconnaître que cette petite planche n’a rien de passionnant. Aucune valeur intrinsèque non plus. Mais au fur et à mesure du temps, elle se retrouve trouée, éraflée, râpée, brûlée, amputée de morceaux ici et là. On y accroche un morceau de cire. « Les chevilles sont magnifiques, elles témoignent d’un savoir-faire et racontent l’histoire des pièces. J’aime le contraste du brut et du raffiné, du bois abîmé et des marguerites en or jaune poli et en diamants impeccablement facettés », explique le joaillier Emmanuel Tarpin. Lui et d’autres joailliers les utilisent donc fréquemment pour mettre en scène leurs créations. Voilà aussi une façon de bien signifier que leurs bijoux sont réalisés à la main.

 

Image en bannière : Emmanuel Tarpin

 

Articles relatifs à ce sujet :

Rencontre exclusive avec Shinji Nakana, dans son atelier au Japon

Les ateliers de joaillerie, des nouvelles mines d’or

Anna Hu, la technicité d’une haute joaillerie Made in France

Articles les plus lus

Léonard Rosenthal « le roi de la perle fine », raconté par Léonard Pouy dans le livre "Paris, capitale de la perle"

Léonard Pouy, commissaire de l’exposition « Paris, Capitale de la perle » et auteur du remarquable livre éponyme aux éditions Norma, évoque le...

Les Mouzannar, une histoire de famille

Aujourd’hui, les souks historiques de Beyrouth n’existent plus… Mais c’est là, que l’histoire de Selim Mouzannar a commencé.

L'engouement pour le trunk show

Tous les professionnels s’accordent à dire que le trunk show est la suite logique du dépôt-vente.

Ventes aux enchères : la joaillerie contemporaine a-t-elle sa place ? 

Bien conscient des difficultés pour vendre cette joaillerie contemporaine, la maison Sotheby’s ouvre une nouvelle voie.

Des nouvelles de Selim Mouzannar, à Beyrouth

 » Je n’ai pas le droit de me laisser abattre. Croire et lutter pour la paix est notre seul espoir. « 

La revanche des perles de culture ?

Le marché de la perle de culture est complètement déréglé et personne ne sait pour combien de temps.