Business
01 février 2021
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Neuf et occasion, la réconciliation ?
Les grandes marques d’horlogerie et de joaillerie ont longtemps dédaigné le marché de l’occasion récente (ou pre-owned) vu comme le luxe du pauvre… Qu’en est-il aujourd’hui alors que ce dernier est furieusement tendance ?
Par Sandrine Merle.
Le marché de la seconde main a atteint entre 30 et 40 milliards de dollars (25 à 34 milliards d’euros) soit 2% du poids total du secteur mode et luxe. Et il devrait croître de 15 à 20% par an au cours des cinq prochaines années, selon le cabinet international de conseil stratégique BCG. À l’intérieur de ce marché de la seconde main, montres et bijoux d’occasion récente, de moins de 20 ans, forment une part énorme. Première raison : une énorme production alors que montres et bijoux sont faits pour durer. Seconde raison énoncée par Sarah Miller à la tête du multimarque d’occasion Miller : « ces 5-6 dernières années, on a vu l’attrait pour les marques et les produits iconiques exploser au point qu’ils représentent désormais 30 à 40% de notre business initialement dédié au vintage et à l’ancien. »
Le bouleversement d’Internet
Longtemps souterrain, ce marché a émergé grâce à Internet. Alors que notre folie consumériste faisait rage, sont apparus des sites comme Watchfinder, Vestiaire Collective ou encore Collector Square valorisant ces montres et bijoux quasi neufs. On y trouve des Alhambra de Van Cleef & Cleef, des Nudo de Pomellato, des Patek Philippe ou des Rolex. Ces nouveaux acteurs ont aussi homogénéisé l’offre et l’ont rendue moins opaque : Collector Square propose notamment des cotes établies sur la base des ventes aux enchères. On apprend ainsi que celle de la Rolex Date Just a augmenté de 164% en 16 ans et celle de la Panthère de Cartier de 20% en 9 ans. Bref, il n’a jamais été aussi facile de vendre et d’acheter de l’occasion.
Le pre-owned, un marché à récupérer
Certaines marques lorgnent sur ce business fait avec leurs produits par de nombreux tiers : des acteurs historiques comme les marchands des Puces, les multimarques d’occasion comme Les Montres, Cresus ou encore Miller et des sites internet. Les marques veulent également éviter de perdre les consommateurs européens qui trouvent le neuf trop cher, trop marketé, trop standardisé. Si Cartier propose depuis longtemps des pièces anciennes à ces clients, l’intégration du pre-owned dans ses boutiques de Paris, Londres et Singapour est très récente. « Nous sommes les mieux placés pour vendre ces montres récentes car nous proposons les services et les garanties qui vont ainsi que leur histoire », estime Pierre Rainero directeur du style et du patrimoine Cartier.
Un business circulaire
Mais comment remettre la main sur ces milliers de montres et de bijoux éparpillés dans le monde ? « C’est complexe car on ne connaît généralement pas les propriétaires et elles doivent être dans un suffisamment bon état pour que la restauration n’impacte pas la compétitivité prix », poursuit Pierre Rainero. En 2018, le groupe Richemont (Cartier, Piaget, Vacheron Constantin, Van Cleef & Arpels, Jaeger-LeCoultre, etc.) rachète un spécialiste du pre-owned, le site anglais Watchfinder. De quoi entrer en contact avec les propriétaires, établir ses propres prix, éliminer certains modèles ou en favoriser d’autres au regard du succès ou de l’échec des nouvelles collections, etc. De la même manière, depuis son rachat de Tourneau, connu aussi pour la vente d’occasion et d’échange, le détaillant horloger helvétique Bucherer propose un corner pre-owned. Quant à l’implantation physique de Collector Square au Bon Marché (propriété de LVMH), elle illustre une stratégie de rapprochement plus que d’affrontement. Il y a encore 5 ans, il était impensable de trouver d’anciennes Daytona ou Nautilus à quelques mètres des neuves.
La blockchain, l’appropriation ultime ?
Pour remettre la main sur ce marché d’occasion, les marques bénéficient d’une nouvelle technologie numérique, la blockchain (un système de sécurisation des informations dupliquées sur des milliers de serveurs). Vacheron Constantin ou Breitling édite déjà ce certificat numérique infalsifiable répertoriant tous les évènements de la vie d’une montre, de sa naissance à sa mort (caractéristiques, transactions, réparations, etc.). Surtout grâce à ce système, elles peuvent utiliser une messagerie pour entrer en contact avec les propriétaires successifs en leur proposant par exemple une révision. Un moyen infaillible de ne jamais perdre de vue leurs modèles d’occasion car au final, toute montre dépourvue de son certificat ou mentionnant une réparation hors les ateliers de la marque, sera suspecte.
Pierre Nicolas Hurstel d’Arianee (l’une des solutions de sécurisation basée sur la blockchain) explique que « certaines maisons se demandent encore si cette appropriation n’est pas trop risquée. Légitimer l’occasion récente, n’est-ce pas lui conférer une aura et lui permettre de cannibaliser le marché du neuf ? Et si cela dynamisait davantage la spéculation autour du pre-owned ? » En réalité, personne n’a la réponse. Et les joailliers n’ont pas encore vraiment pris position sur ce sujet.
Image en bannière : Collector Square / Cartier
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