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05 mars 2025

Intelligence Artificielle : pour le bijou, c’est déjà demain

Le monde du bijou sait que l’Intelligence Artificielle va révolutionner ses métiers et ses pratiques. Mais comment et dans quelle proportion va-t-elle les impacter ?

Par Sandrine Merle.

 

 

Quand on pense Intelligence Artificielle dans la joaillerie, on pense immédiatement à la création et à la disparition inéluctable des designers, des directeurs artistiques, des gouacheurs et des artisans. En fait comme l’explique l’excellente étude menée par le Comité Colbert et Bain & Company (lien de téléchargement en bas de l’article), la révolution a déjà commencé dans la production et la logistique chez les joailliers internationaux comme Cartier, Tiffany&Co. ou encore Louis Vuitton. Comme ils disposent de centaines de points de vente dans le monde et donc de millions de données relatives aux flux des stocks, aux goûts des clients, aux évènements locaux, les data scientists et ingénieurs in house ont pu créer ex nihilo leur propre IA. Ce qui permet par exemple d’ajuster les quantités d’Alhambra en nacre ou en turquoise, de « Love » en or jaune ou blanc, etc. selon la boutique en fonction des goûts des clients de LA à Tokyo en passant par Paris. Si elle n’élimine pas totalement le hasard et l’approximation, l’IA réduit aussi les impacts et prépare des réponses en cas d’imprévu susceptible de rompre la chaîne d’approvisionnement : règles douanières changeantes, variation des taxes sur les importations, catastrophes climatiques, … C’est elle qui déploie le meilleur scénario en un quart de seconde ou presque.

 

Avatar et jumeau numérique

L’IA ne se contente pas de gérer des flux de marchandises, elle permet aussi d’améliorer la relation client. On n’y est pas encore mais l’étude du Comité Colbert prédit que sous peu, la cliente entrera en conversation avec l’avatar de sa conseillère de vente. C’est ce dernier qui présentera la nouvelle collection mais également répondra à n’importe quelle question, la conseillera sur les bonnes associations de bijoux, sur la bague qu’elle vient d’hériter de sa grand-mère. En quelques secondes, il lui transmettra l’année exacte du bijou, le nom de la collection, les source d’inspiration et même les croquis fait à l’époque par le créateur ou encore les publicités dans lesquelles il figurait. Il pourra même l’aider en lui suggérant un prix de revente ! Car l’IA a accès à toutes les données stockées par la maison ce que même la conseillère de vente la plus performante ne peut mémoriser. De son côté, la cliente pourrait très prochainement avoir son jumeau numérique, c’est-à-dire sa représentation virtuelle dotée des mêmes goûts, du même mode fonctionnement, des mêmes comportements reproduits grâce à un historique de données sauvegardées (commandes, chats, etc.). Pour l’instant, on a du mal à imaginer que la vente de haute joaillerie caractérisée par des pièces flirtant avec le million d’euros voire plus, se passe de la sacro-sainte relation physique avec le grand vendeur… Mais pourquoi pas ?

 

Quelle place pour l’IA dans les ateliers ?

Jusqu’à présent les ateliers sont encore dominés par le travail de l’humain. Fabrication des montures, polissage de l’or, sertissage des pierres demeurent le fait d’artisans spécialisés. Même la CAO (Conception Assistée par Ordinateur) n’est pas encore vampirisée par l’IA. Attention on confond d’ailleurs souvent les deux : l’Intelligence Artificielle capable de simuler des processus cognitifs humains, tels que l’apprentissage, le raisonnement et la prise de décision tandis que la CAO est un outil de modélisation. L’IA peut venir enrichir la CAO, elle permet de gagner du temps sur les techniques complexes ou les tâches répétitives comme l’étiquetage des milliers d’éléments composant le bijou. Mais elle n’est pas encore capable de faire une structure autrement dit un squelette avec des cotes précises, des emplacements, des articulations, etc. Tout cela doit encore être fait par un homme. « Mais ce n’est qu’une question de temps, nous prévoyons de mettre ceci au point d’ici à deux ou trois ans », estime Valérie Leblond co-fondatrice du studio virtuel BLNG qui a gagné le prix LVMH lors du dernier salon VivaTech. Grégoire Talon coordinateur au sein du Conservatoire des Gestes de Métiers d’Art et de Fabrication insiste sur le côté positif de l’IA : « elle sert déjà à documenter les pratiques et former de nouveaux artisans. Et demain, le gain de temps qu’elle génèrera permettra de maintenir des emplois dans des pays aux coûts salariés élevés. Chaque joaillier, chaque sertisseur, chaque polisseur aura aussi son double digital, un mentor capable de corriger ses gestes ce qui, en termes de santé, minimisera par exemple les risques de troubles musculosquelettiques. » Des champs infinis s’ouvrent pour les ateliers de joaillerie.

 

Création : le fantasme du grand remplacement par l’IA

Dans le domaine de la création, l’IA génère des craintes et des réticences phénoménales, celles qui rejaillissent à chaque nouvelle innovation de rupture comme au début des années 2000 avec la CAO… Cette fois-ci, la prudence est plus que jamais de mise car on sait que l’IA est capable face à une page blanche, en 20 secondes, de démultiplier les pistes d’inspiration et de traduire une intention créative en bijou. L’opposé des valeurs de la haute joaillerie dont les stratégies marketing vantent le fait-main, le temps long, l’authenticité ! Le risque est d’obtenir des bijoux standardisés, « de la bouillie tiède car l’IA ne se nourrit que de ce qui existe déjà », assène Grégoire Talon. Même si on s’habituera probablement à ce style et on le considérera sans doute bientôt comme la tendance des années 2030… « De toutes façons, il ne suffit pas de prompter fais-moi-une-jolie-bague-de-fiançailles : il faut savoir exprimer les pensées et les visions qu’elle doit traduire avec un vocabulaire élaboré et pertinent. Il faut aussi avoir le sens des couleurs, des proportions … Tout le monde est capable d’utiliser Word, mais pas d’écrire un bon texte », rassure Ludovic Blanquer directeur créatif de Francéclat. La grande révolution à prévoir est la possibilité d’hyper personnaliser le bijou grâce à des studios virtuel comme BLNG au point que, demain, Victoire de Castellane, Claire Choisne et les autres cocréeront la commande spéciale directement avec leurs clients (et le département marketing) en économisant des semaines d’échange. « Le client qui est ainsi engagé dans une expérience très satisfaisante », confirme Amine Messaoudi qui teste déjà ce type d’outils pour Atelier Mille Or.

 

Demain, un shazam du bijou ?

Grâce à l’IA, on pourra aussi bientôt compter avec une sorte de Shazam du bijou… 58Facettes plateforme de bijoux de seconde main a développé une IA capable d’identifier un bijou à partir d’une photo et des informations fournies par le propriétaire (titrage de l’or, nature de la pierre…). Dans la foulée, elle lui fournit une estimation. « Nous l’avons développée sur une base de plus d’un million de résultats provenant notamment de sites de ventes aux enchères et nous ne cessons de l’enrichir », explique Alexis Blez co-fondateur de la plateforme.  Aucun doute, l’expert humain qui pourtant voit des milliers de bijoux dans sa vie, ne pourrait donc plus rivaliser… Mais aujourd’hui son œil est encore nécessaire pour vérifier que la machine ne se trompe pas car si elle peut estimer un bijou ultra connu et griffé comme un bracelet « Clou » de Cartier ou un collier « Alhambra » (et à condition que les informations données par son propriétaire soient justes), elle n’est pas encore capable de faire la différence entre par exemple une pierre naturelle et une pierre synthétique ou du verre. « En l’entraînant sur des photos de parfaite qualité en x10, on pourrait imaginer qu’elle y parvienne dans un futur assez proche », estime Alexis Blez. Et elle n’a pas non plus intégré à ce jour les subtilités du bijou non signé. Récemment elle a estimé une broche Suzanne Belperron à 940 euros alors qu’elle en valait à minima 45 000. Ne pas faire confiance aveuglément à l’IA et garder un sens critique : pas de panique, assurément l’humain a encore son rôle à jouer.

 

Image en bannière © BLNG

 

Télécharger l’étude du Comité Colbert / Bain & Company

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