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21 novembre 2023

Des nouvelles de Selim Mouzannar, à Beyrouth

Comment continuer à faire des bijoux dans un pays en plein chaos, fracassé par la crise économique et le conflit Israélo-Hamas qui menace la stabilité du pays ? Entretien avec Selim Mouzannar, joaillier libanais basé à Beyrouth.

 

 

Sandrine Merle. La dernière fois que l’on s’est vu, c’était le 30 septembre dernier, au Bon Marché. Tu présentais tes nouvelles pièces de joaillerie dans un salon feutré. 

Selim Mouzannar. Oui, d’ailleurs je me souviens que tu as beaucoup aimé la chaîne serpent. Et on devait dîner ensemble. Puis il y a eu l’horreur … toutes ces vies innocentes fauchées par des sauvages. J’ai été tiraillé, rentrer ou ne pas rentrer à Beyrouth. J’ai d’abord pensé rester à Paris, à l’abri d’un nouvel embrasement au Liban. J’ai pris le risque et finalement rejoint ma famille. Et je ne pouvais pas laisser mes équipes. C’était, en fait, inimaginable d’observer cela de loin.

 

S.M. Quand tu es arrivé à Beyrouth, quelle était l’ambiance ? 

Selim Mouzannar. Pendant presqu’un mois, la ville s’est figée. Comme d’habitude, on a ouvert le magasin et l’atelier. Tous ces moments de violence extrême m’usent et me désespèrent ; ils ont kidnappé ma vie. Ça n’a jamais cessé depuis mes 13 ans : on était alors déjà en pleine guerre, la ville était divisée en deux. Une roquette est tombée dans le jardin soufflant notre maison, je me suis réfugié sous mon lit pendant quinze jours. Plus récemment, l’explosion du port a, à nouveau, soufflé ma maison. Ma fille a été grièvement blessée, la boutique s’en est sortie avec quelques égratignures et les ateliers heureusement ont survécu. Même s’ils sont restés fermés plusieurs semaines.

 

S.M. Au Liban, tout repart à chaque fois mais jusqu’à quand ?

Selim Mouzannar. C’est vrai, après chaque choc tout s’arrête et finalement repart. Cela a été le cas pendant les différentes guerres civiles et régionales. Cette fois-ci encore, le magasin a été déserté pendant des semaines et un mois plus tard, eh bien les gens à nouveau dépensent. Regarde ce qui s’est passé dans le monde, après le COVID… Désormais, les semaines s’écoulent normalement avec toujours, le risque d’un dérapage ou d’une déflagration. Cela semble inhumain mais c’est la réalité.

 

S.M. Comment continuer à créer des bijoux dans un tel climat, dans un pays où 80% des personnes vivent sous le seuil de pauvreté ?

Selim Mouzannar. C’est mon métier, c’est mon pain quotidien. Beyrouth coule dans mes veines. Il serait facile pour moi de continuer ma vie tranquillement à Paris ; je reconnais que cela me traverse parfois l’esprit. Il m’arrive d’avoir envie de claquer la porte mais c’est impossible : j’ai la responsabilité de 36 personnes qui ont des familles à nourrir. Ma thérapie, ce qui me sauve : continuer à lutter et transformer ces heures obscures en procurant de la joie et surtout de la beauté.

 

S.M. Comment envisages-tu l’avenir ?

Selim Mouzannar. Des moments de guerre et de paix se succèdent dans cette région du monde délaissée par ces dieux et ses nombreux prophètes. Il y a pourtant beaucoup d’énergie et de gens humains plein de lumières et de sagesse, des gens valables qui pourraient en finir avec l’extrémisme et prendre les rênes pour gouverner. Je n’aime pas le mot résilience, je participe toujours à vouloir changer les choses dans cette région du monde mais je ne suis qu’une poussière. Est-ce que l’on peut dire que l’on s’aguerrit et se déshumanise ? Tu te créées une carapace et même si tu ne deviens pas insensible, tu composes avec la réalité. Je n’ai pas le droit de me laisser abattre. Croire et lutter pour la paix est notre espoir. J’ai toujours de l’énergie mais je ne sais pas jusqu’à quand.

 

Article relatif à ce sujet :

Selim Mouzannar, la modernité de l’Orient

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