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12 juin 2023

Les ateliers de joaillerie, des nouvelles mines d’or

Bouder, Verger Frères, Lenfant, Abysse, Bermudes, SBA, Cristofol, Mathon. Ces noms ne vous disent sans doute rien et pourtant, ils font partie des milliers d’ateliers de joaillerie qui, depuis le début du XXe siècle, fabriquent les bijoux des grandes maisons. Après des années difficiles, ils sont l’objet de toutes les convoitises car le marché du bijou explose.

Par Sandrine Merle.

 

 

Ces ateliers (souvent parisiens) installés en arrière-cour ou en étage ont réalisé les plus belles pièces de l’histoire de la joaillerie comme les clips en serti mystérieux de Van Cleef & Arpels, les bracelets Art déco de Lacloche, les « Tutti Frutti » de Cartier. À l’origine, il s’agissait de structures familiales fortement spécialisées et composées de moins de 10 ouvriers entassés dans des chambres plus ou moins salubres. Officiant séparément dans le battage d’or, la taille de pierres, l’orfèvrerie, le polissage, etc., ces ateliers travaillaient en réseau. Tout au long du XIXe siècle, nombre d’entre eux se sont transformés en manufactures de plus grande envergure avec une mécanisation et une industrialisation croissante relevant du taylorisme. On n’était plus alors dans le petit atelier sous les toits mais encore loin des milliers de m2 où domine la machine dont certaines sont capables de sertir un diamant en une seconde.

 

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Ateliers français : on se les arrache !

Aujourd’hui, quelle que soit leur taille, ces ateliers français font face à une demande phénoménale de bijoux (boostée par le segment de la fine jewelry, joaillerie répétitive située entre l’access et la haute joaillerie). On estime la taille du marché mondial à 256 milliards USD en 2021 et elle devrait dépasser 517,27 milliards USD d’ici 2030 (Facts & Factors). De plus, après le COVID, les ateliers doivent absorber la relocalisation d’une partie de la production faite en Asie. Débordés et pressurisés, ils ne peuvent plus suivre et deviennent la cible de rachats de leurs commanditaires recherchant toujours plus de capacités de production. LVMH vient de créer l’évènement en mettant la main sur 5 ateliers (dont Orest et Abysse, deux leaders européens du secteur) grâce à une prise de participation majoritaire dans le groupe Platinum Invest. Joli coup dont la finalité est d’assurer la fabrication pour Tiffany&CO. qui « pour la première fois va dépasser le milliard de dollars de résultat opérationnel courant » (Bernard Arnault).

 

Intégration tous azimuts

Autre solution pour augmenter sa capacité de production : les donneurs d’ordre créent leurs propres manufactures comme le fait Bulgari ou Van Cleef & Arpels. Van Cleef & Arpels en ouvrira prochainement, deux de 300 personnes, l’une dans la Drôme, l’autre en Auvergne participant ainsi à la réindustrialisation de la France. « Cette verticalisation de la production permet de contrôler la supply chain (chaîne de production) et d’améliorer ainsi la traçabilité des bijoux comme pour celle des pierres », explique Bénédicte Epinay Déléguée Générale/CEO du Comité Colbert. La suite logique de l’intégration déjà réalisée en aval : les boutiques multi-marques ont cédé la place à celles en nom propre. Les maisons contrôlent tout, de A à Z.

 

Priorité aux plus gros

Dans ce contexte, les autres plus petits commanditaires se trouvent relégués au second plan. « La livraison de la dernière collection a été un cauchemar, ce qui m’a finalement décidé à racheter un atelier, condition sine qua non pour pouvoir développer la marque. Il est tellement difficile d’en trouver que même sous la torture je ne dévoilerai pas son nom », plaisante Véronique Tournet fondatrice de La Brune et La Blonde. Rachel Marouani, fondatrice de Talisman by. a adopté la même stratégie en dénichant un atelier de 12 personnes aujourd’hui capable de faire des chaînes, de l’estampage ou encore de l’émail grand feu. « Talisman by. est basée sur le made in France et la personnalisation, je devais donc garantir mon indépendance afin de pouvoir respecter, quel que soit les évènements, les délais promis aux clients. Si l’on optimise les process, l’atelier sera aussi en mesure de fournir d’autres marques. » Un jeu de dominos qui obligera les très-très petits à fabriquer leurs bijoux à l’étranger, au Portugal ou même en Asie ; les ateliers italiens étant dans la même situation.

 

La formation, une condition sine qua non

Déjà sous pression, les fabricants doivent en plus affronter une pénurie de main d’œuvre liée au non renouvellement des générations. Un problème qui, selon Jacqueline Viruega dans son livre « La Bijouterie Parisienne 1860-1914 », remonte… à la fin de la Seconde Guerre Mondiale avec la disparition des ciseleurs, des reperceurs ou encore des polisseuses. « La situation est telle que les jeunes joailliers prétendent à de très bons salaires et se montrer très exigeants sur les conditions de travail, constate Armelle de Blanchard consultante du secteur. En revanche, ils sont de plus en plus à refuser le travail répétitif qui relève davantage d’un opérateur… » Pour remédier à cette pénurie que les écoles peinent, elles aussi, à compenser, les marques de Richemont et LVMH s’installent près des écoles, organisent ou participent à des évènements à destination des plus jeunes (comme « De Mains en Mains » à l’initiative de Van Cleef & Arpels ou « Station F » par le Comité Colbert) et créent leurs propres centres de formation. Le marché explose au point que d’anciens chefs d’atelier des maisons créent leur propre école. À l’instar de Jérémy Boueilh (notamment ex-Cartier) qui propose des formations accélérées en sertissage. Un incroyable bouleversement est en cours.

 

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